Le premier microscope qu’il découvrit se révéla inutilisable, pour diverses raisons qui tenaient à une fabrication défectueuse.
Bien sûr, Neville ne connaissait rien à ce genre d’instrument, et il avait pris le premier trouvé. Trois jours plus tard, il le fracassait contre le mur en jurant. Quand il fut calmé, il retourna à la bibliothèque et y chercha un ouvrage sur la microscopie, qu’il emporta comme les autres. Lors de sa première sortie, ensuite, il visita plusieurs magasins d’instruments d’optique et ne rentra chez lui que lorsqu’il eut trouvé ce qu’il cherchait : un microscope précis et bien construit, perfectionné et puissant. « Encore une preuve, se dit-il, de la sottise qu’il y a à vouloir faire les choses à moitié... » Sur quoi il s’astreignit à passer le temps nécessaire à se familiariser avec l’emploi de l’instrument. Il brisa une douzaine de lames de verre avant d’y parvenir, mais au bout de trois jours, sa technique était au point. Il n’aurait jamais cru qu’une puce, vue au microscope, fût un monstre aussi horrible...
Puis il s’avisa que, de quelque manière qu’il s’y prît, il n’arrivait jamais à éviter qu’il y ait sous l’objectif des particules de poussière, qui lui apparaissaient comme des quartiers de roc... La chose était due en grande partie aux tempêtes de poussière, qui se produisaient au rythme moyen d’une tous les quatre jours. Mais elle tenait aussi au fait que le désordre régnant dans son « laboratoire » l’obligeait à déplacer dix choses pour en trouver une. Il apprit donc à avoir de l’ordre, à assigner à chaque chose une place déterminée : lames de verre, éprouvettes, pinces, aiguilles, réactifs chimiques. Et il découvrit avec une surprise amusée que cette discipline lui était, en fin de compte, agréable. « Ça doit être le sang du vieux Fritz qui se réveille... » pensa-t-il.
Vint enfin le jour où, ayant prélevé un peu de sang dans le corps d’une femme, il en entreprit l’examen. Il brisa encore plusieurs lamelles de verre. Chaque seconde qui passait faisait battre son cœur plus vite. Il savait que l’instant était décisif : finalement l’instrument fut au point.
Il colla son œil à l’oculaire, en retenant sa respiration...
Ainsi, ce n’était pas un virus. Un virus eût été invisible. Et ce qu’il voyait se trémousser légèrement entre les lamelles de verre, c’était un germe...
Tandis qu’il regardait avidement, l’œil collé à l’oculaire, les mots se formèrent d’eux-mêmes dans son esprit : « Je te baptise vampiris... »
Dans l’un des traités de bactériologie dont il disposait, il avait appris que la bactérie cylindrique qu’il avait sous les yeux était un bacille, un petit bâtonnet de protoplasme qui se propulsait dans le sang au moyen de minuscules filaments mobiles appelés flagella.
Une seule pensée l’habitait tout entier : cette chose imperceptible, là, sous la lentille du microscope, était la cause du vampirisme. Des siècles de superstition craintive avaient pris fin, au moment même où il voyait, pour la première fois, le bacille... Les savants avaient deviné juste, dans une certaine mesure ; la théorie bactérienne se vérifiait. Mais c’était à lui, Robert Neville, âgé de trente-six ans, seul survivant de la vieille espèce humaine, qu’il était échu de mener l’enquête à son terme et de démasquer le coupable : le germe qui vivait dans le sang du vampire...
Soudain, une vague de désespoir l’envahit. La réponse tant cherchée venait trop tard... Il lutta contre la dépression, mais elle était tenace. A quoi cela l’avançait-il d’avoir trouvé ? Que faire, à présent, et comment s’y prendre pour essayer de sauver ceux qui étaient encore en vie ? Il ne savait rien des bactéries.
« Eh bien, j’apprendrai ! » se dit-il avec une espèce de rage.
Et il se mit au travail.
* * *
Dans des conditions défavorables à leur existence, certains bacilles sont capables de se transformer en spores, dotés d’une grande résistance aux modifications physiques et chimiques du milieu. Ultérieurement, les conditions redevenant favorables, une nouvelle germination de ces spores les métamorphose à leur tour en bacilles, semblables à ceux dont ils sont nés...
Neville, se répétant les mots qu’il venait de lire, se tenait immobile, pensif, devant l’évier. Il y a quelque chose, là, se dit-il. Mais quoi ? »
Il se mit à échafauder une théorie. Supposé que le vampire ne trouvât pas de sang frais pour se nourrir, le bacille vampiris se verrait placé dans les « conditions défavorables » imaginées par l’auteur. Pour se protéger, le germe recourt alors à la sporulation. Le vampire sombre dans le coma. Les conditions redevenues favorables, il revient à la vie...
Bon. Mais comment le bacille saurait-il que son porteur est à nouveau en mesure de trouver du sang ?...
Neville frappa l’évier de son poing fermé. Il y avait autre chose. Il devait y avoir autre chose.
Lorsque les bactéries ne trouvent pas la nourriture qui leur convient, leur métabolisme est déséquilibré et elles produisent des bactériophages, protéines inanimées, capables d’autoreproduction. Ces bactériophages détruisent les bactéries... On pouvait imaginer que les bacilles, privés de sang frais, en raison d’un métabolisme anormal, absorbaient de l’eau et grossissaient jusqu’à éclatement et destruction de toutes les cellules, ce qui provoquait une nouvelle sporulation.
Supposons d’autre part que le vampire n’entre pas dans le coma, que son corps, privé de sang, se décompose. Le germe pourrait néanmoins recourir à la sporulation et...
Les tempêtes de sable !
Les spores, libérées, pouvaient être emportées, charriées par elles, et s’introduire dans d’autres corps par d’imperceptibles excoriations de la peau provoquées par la poussière. Elles pouvaient y redevenir bacilles par germination et se multiplier par fissiparité. A mesure que cette multiplication se produirait, les tissus environnants seraient alors détruits, et les vaisseaux sanguins attaqués par les bacilles. Cette double action, destruction des tissus et invasion des bacilles, permettrait enfin à ceux-ci de s’introduire dans le flux sanguin. Le processus était, dès lors, achevé... Et le tout sans qu’il fût besoin d’imaginer des vampires aux yeux striés de sang se penchant au-dessus du lit de blondes héroïnes, ou de noires chauves-souris battant des ailes contre les vitres d’une fenêtre ! Le tout sans recourir au surnaturel !
Les vampires étaient une chose réelle. Simplement, on n’avait jamais conté leur véritable histoire.
Partant de là, Neville évoqua certaines grandes épidémies du passé. Celle qui avait provoqué la chute d’Athènes, par exemple, et qui faisait passablement songer au fléau de 1975. Les historiens avaient parlé de peste bubonique. Robert Neville se demandait si les vampires n’y avaient pas été pour quelque chose... Ou plutôt, non, pas les vampires eux-mêmes – puisqu’il apparaissait maintenant que ces spectres errants étaient des victimes au même titre que les innocents touchés par le mal. Le coupable, c’était le germe, le bacille qui, caché derrière les épais rideaux de la légende et de la superstition, commettait ses méfaits, tandis que les humains courbaient l’échine devant leurs propres terreurs... Et que penser de la peste noire qui avait ravagé l’Europe, détruisant les trois quarts de la population ?
A dix heures, ce soir-là, les tempes serrées par la migraine, les yeux rougis par la fatigue, Neville s’avisa qu’il mourait de faim. Il prit un morceau de viande dans le réfrigérateur et, pendant qu’il cuisait, se doucha rapidement.
Il sursauta légèrement en entendant une pierre frapper l’un des volets. Puis il sourit. Il avait été si absorbé par ses recherches, toute la journée, qu’il n’avait même plus pensé à la meute qui, à présent, rôdait autour de la maison... Et il s’avisa soudain qu’il ne savait même pas combien de ceux qui venaient ainsi le relancer la nuit étaient vivants, au sens propre, et combien étaient de simples marionnettes, dont le bacille tirait les fils. Il devait y avoir de l’une et l’autre sorte, puisqu’il en avait abattu certains à coups de revolver, tandis que d’autres étaient invulnérables aux balles. Il faudrait d’ailleurs arriver à comprendre pourquoi. Et, au fait, à savoir pour quelle raison les « vivants » se joignaient aux « autres », autour de sa maison. Pourquoi ceux-là seulement, et pas tous ceux de la région ?
Il mangea son steak avec appétit et but un verre de vin, s’étonnant du plaisir qu’il y prenait. D’ordinaire, la nourriture lui semblait totalement dépourvue de saveur. C’était sans doute le résultat de son travail intensif et de sa découverte. Mieux encore : il n’avait pas bu un seul verre d’alcool de la journée ; il n’en avait même pas eu envie...
Lorsqu’il eut terminé son repas, il retourna dans le living-room, mit un disque sur le pick-up et s’assit avec un grognement de fatigue. Pendant un long moment, il s’efforça de ne plus penser aux vampires, en écoutant Daphnis et Chloé, de Ravel. Mais il ne put résister longtemps à la tentation, et il alla une dernière fois coller son œil à l’oculaire du microscope.
— Petit monstre... », murmura-t-il, d’un ton presque amical, en observant le minuscule bâtonnet de protoplasme qui s’agitait sur la lame de verre.
« Sale petit monstre... »